Communication de Monsieur Olivier Bouzy,
prononcée dans le champ de la bataille
à Coinces le 18 juin 2023
La bataille de Patay, dont c'est aujourd'hui le 594e anniversaire, n'est pas de ces combats prévisibles qui, comme à Crécy et à Azincourt, ont été précédés de longues manoeuvres de troupes et d'intenses tractations diplomatiques : le matin même de la bataille, les Français ignoraient la présence de l'armée anglaise, et le combat s'est déclenché dans les minutes qui ont suivi la localisation de cette armée. C'est donc un combat de rencontre, dans lequel l'ensemble des forces françaises ne semblent pas avoir été engagées.
Pour un combat de hasard, ayant mis aux prises des effectifs somme toute minimes, peut-être 4.000 hommes dans chaque camp, la bataille de Patay n'en est pas moins un combat important, et rapporté comme tel dans les chroniques de l'époque. D'abord parce que la bataille se déroule en présence de Jeanne d'Arc, et qu'elle prend figure pour les deux camps de jugement de Dieu, et ensuite parce qu'au cours de cette bataille l'armée anglaise fut pratiquement anéantie, que les Anglais ne furent pas en mesure de lever une autre armée avant le mois d'août, et que durant cette période le roi Charles VII put parvenir jusqu'à Reims, et s'y faire sacrer, ce qui lui donnait à long terme un avantage politique inestimable.
Patay prend place dans la seconde partie de la guerre de Cent Ans. Cette seconde partie commence en 1415. Profitant de la folie du roi Charles VI, le roi Henri V d'Angleterre débarqua à Harfleur avec une petite armée, et se dirigea vers Calais dans le but d'opérer ce qu'on appelle une chevauchée, c'est à dire une expédition de pillage. L'armée anglaise est rattrapée par les Français à Azincourt. La situation politique française est alors compliquée par la guerre civile qui oppose les partisans du frère du roi, Louis duc d'Orléans, et les partisans du cousin du roi, Jean sans Peur, duc de Bourgogne. L'enjeu du conflit est de dominer le conseil royal, donc de décider des finances royales. Ces deux personnages, disons le, se servent allègrement dans les finances royales (on parlerait de nos jours de détournement de fonds publics), et le duc de Bourgogne a fait assassiner le duc d'Orléans en 1407. Les partisans du fils du duc d'Orléans s'appellent désormais les Armagnacs, car leurs troupes sont commandées par le comte d'Armagnac. A la bataille d'Azincourt, on ne verra donc que les Armagnacs. Ils sont complètement écrasés par les Anglais. Azincourt fut suivie de toutes sortes de désordres : en 1418 les Bourguignons s'emparèrent de Paris, et le Dauphin, futur Charles VII, fut obligé de se réfugier à Bourges. En 1419, les Anglais prirent Rouen, que le duc de Bourgogne se révéla incapable de défendre, et le duc lui-même fut assassiné à Montereau en présence du Dauphin. La situation est alors totalement anarchique, et le reste pendant dix ans. Le nouveau duc de Bourgogne s'allie avec les Anglais, mais les rois Charles VI et Henri V meurent à quelques mois d'intervalle en 1422, laissant comme nouveau roi d'Angleterre Henri VI, un enfant. Le nouveau roi de France, Charles VII, est cerné entre les Anglais et les Bourguignons, et a beaucoup de mal à résister sur deux fronts. Pendant ces dix ans, victoires et défaites vont alterner : victoire française de Beaugé en 1421, défaites de Mons-en-Vimeu en 1421 et de Cravant (30 juillet 1423), victoire de la Gravelle (20 septembre 1423), défaite de Verneuil (14 août 1424), victoire de la rescousse de Montargis en 1427, défaite du Rouvray dite des harengs, en 1429. Cette année, il faut bien le dire, Français et Anglais sont épuisés, leurs forces et leurs finances sont réduites au minimum, et chacun attend le petit coup de pouce du destin qui fera basculer la situation dans un sens ou dans un autre. L'arrivée de Jeanne d'Arc à Orléans s'avère être ce coup de pouce : après sept mois de siège, les Anglais sont chassés en huit jours. Le mois suivant, il ne se passe rien. Ceci, qui peut nous paraître étonnant, est à remettre dans le contexte de l'époque : pour vaincre à Orléans, les Français avaient dégarni toutes les villes avoisinantes de leurs garnisons, notamment Châteaudun. Mais une fois l’armée anglaise chassée d'Orléans, mais non détruite, il avait fallu regarnir les villes de leurs troupes sous peine de voir les Anglais les prendre. De ce fait, les Français n'avaient plus assez d'hommes pour battre les Anglais en rase campagne. D'autre part, plus personne ne savait où se trouvait l'armée anglaise, puisque à l'époque, bien sûr, il n'existait ni satellite ni avion espion. Les Français décidèrent donc de reprendre une par une les villes autour d'Orléans qui étaient aux mains des Anglais, de façon à détruire leurs forces petit à petit, puis de mener le roi à Reims. Une armée commandée par le duc d'Alençon, conseillé par Jeanne d'Arc, reprit donc successivement Chécy, Jargeau, peut-être Sully [on ne connaît pas la date exacte : c’était entre mai et décembre 1429], puis revint vers l'ouest pour prendre Meung-sur-Loire et Beaugency. Pendant que les Français étaient à Beaugency, ils reçurent le renfort inattendu de troupes commandées par le connétable de Richemont ; ensuite, une armée anglaise commandée par Lord Scales et par les capitaines Talbot et Fastolf mit le siège devant Meung, dont le pont avait pourtant été repris deux jours plus tôt par les Français. Le matin du 18 juin, les Français obtinrent la reddition de la garnison anglaise de Beaugency, qui se retira vers Chartres. Prévenus par des messagers de la présence des Anglais à Meung, les Français s'y rendirent immédiatement. Les Anglais étaient en train de commencer l'assaut du château lorsqu'ils apprirent par des éclaireurs que l'armée française revenait vers eux. Ils abandonnèrent aussitôt la ville et se dirigèrent vers Janville, sur la route de Paris. Ils étaient ralentis par la présence d'un nombre important de chariots de ravitaillement, et furent bientôt rattrapés par les Français, qui eux, étaient tous à cheval.
Pour cette bataille, nous disposons à la fois du témoignage du chroniqueur Wavrin du Forestel (1), qui accompagnait Fastolf à l'avant-garde, et de celui de Guillaume Gruel, biographe du comte de Richemont qui chevauchait dans le corps principal français(2), avec le duc d'Alençon, Raoul de Gaucourt, Gilles de Rais, le bâtard d'Orléans et Jeanne d'Arc, l'avant garde étant composée de Boussac, La Hire et Poton de Xaintrailles, dont les compagnies comprenaient 180 hommes d'armes en tout et pour tout. Wavrin dénombre 13.000 français, dont 4.000 à l'avant-garde, ce qui semble plutôt une manière d'excuser la rapidité avec laquelle son camp se fit écraser, en fait, il n’y en avait peut-être que 4.000 Français(3). On dispose aussi des commentaires de Jean Du Bueil (4), de Le Fèvre de Saint-Remy (5) et de Monstrelet (6).
L'itinéraire de l'armée anglaise peut-être assez facilement reconstitué : partant de Meungsur- Loire, ils s'étaient dirigés vers le nord, passant vraisemblablement devant Montpipeau où ils avaient une garnison. Entre Saint-Sigismond et Saint-Péravy la Colombe ils rejoignirent la voie romaine, alors appelée Grand chemin de Blois à Paris. (La "colombe" de Saint Péravy, est le nom déformé d'une columna, autrement dit une borne miliaire. La voie romaine a été retrouvée lors du creusement d'une tranchée, environ à deux mètre en dessous du niveau actuel.) Toutefois, si les Anglais suivirent grosso modo la voie romaine, ils ne l'empruntent pas à proprement parler : elle est enfouie sous quelques siècles d'alluvions, et il est probable, comme on a pu le vérifier dans le nord de la France, que la voie médiévale se situe à quelques mètres sur un des côtés de la voie antique, ayant suivi alternativement un côté puis l'autre, ce qui fait que la voie médiévale n'est pas absolument droite, si tant est qu'elle l'ait d'ailleurs été dans l'antiquité.
Arrivés à une lieue de Patay, soit environ 4 km, vers deux heures de l'après-midi, les Anglais de Fastolf surent, par leur arrièregarde, que les Français les talonnaient. Talbot fit barrer le chemin par une centaine d'archers, avec pour mission de prendre position dans les haies de part et d'autre de la route afin de ralentir les Français jusqu'à ce que le corps principal se soit mis en position près de Patay, où devrait avoir lieu le combat. L'avant-garde française, composée des 180 hommes des compagnies de La Hire, Boussac et Poton (7), s'avançaient vers les troupes anglaises sans savoir qu'elles étaient aussi proches, lorsqu'un cerf sortit d'un bois et se jeta dans les rangs des Anglais.
À l'époque, lors d’un affrontement entre adversaires, c'était un présage défavorable : on pensait qu'un cerf, animal craintif, essayait d’éviter les soldats les plus impressionnants (les futurs vainqueurs), et allait plutôt vers les plus faibles, (les futurs vaincus). Donc, les Anglais, effrayés de voir un cerf arriver sur eux, poussèrent un grand cri pour le faire fuir. Le cri alerta les Français. Apparemment, c'est aussi à ce moment-là que Talbot décida de déplacer ses hommes pour leur faire gagner une position plus favorable : ils remontèrent à cheval, se déplacèrent de quelques centaines de mètres, mirent pied à terre, et commencèrent à se remettre en position. L'avant-garde française, qui les avait suivis, passa au galop et se jeta brutalement sur les archers qui n’étaient pas prêts. En quelques minutes, l'arrière garde anglaise vola en éclat, et l'avant-garde française, toujours au galop, se retrouva soudain en plein milieu du gros des forces anglaises, qui n’étaient pas prêtes non plus.
Les Anglais ont dû éclater leur dispositif de marche à Lignerolles, à la hauteur de la D 836, laissant du côté de Paris l'avant-garde, qui devint la réserve lorsqu'ils firent face à l'armée française qui les suivaient. Les chariots furent envoyés vers le nord "aux haies de Patay" et les archers se mirent en position de part et d'autre du grand chemin, ce qui les dissimulait aux vues des Français, qui arrivaient sur le plateau, ce qui les mettait également sur la rive nord-est de la vallée de la Retrève, enfin ce qui leur permettait de "barrer le T", c'est-à-dire de pouvoir tirer en ligne sur la tête de la colonne des Français au fur et à mesure qu'ils arriveraient. Deux grains de sable bouleversèrent ce beau plan, finalement bien pensé : premièrement, Talbot s'était fait culbuter bien plus vite que ce qui étaient prévu, ce qui fait que les Anglais n'étaient évidemment pas totalement prêts quand l'avant-garde française atteignit la ligne de crête. Le second point, c'est que les Français étaient galvanisés par la présence de Jeanne d'Arc à l'arrière-garde. Celle-ci avait déclaré que la preuve qu'elle était bien envoyée par Dieu serait la levée du siège d'Orléans. Or, huit jours après son arrivée à Orléans, les Anglais en avaient été chassés. Non seulement les Français étaient désormais certains que Dieu étaient avec Jeanne d'Arc, mais il était évident que les Anglais en étaient plus ou moins convaincus aussi. Toujours est-il que l'avant-garde française, au lieu de s'arrêter pour prendre sa place de combat sur une des ailes, décida de monter à l'assaut. Et sous le choc, l'armée anglaise explosa.
On ne peut pas vraiment parler de combat ; ce fut un massacre, ce que montre à l'évidence la disproportion des pertes. Il y aurait eu 2.000 tués et 200 prisonniers anglais, 1 à 3 tués du côté des Français. Fastolf qui se trouvait avec le corps principal, se précipita vers l'avant-garde anglaise, dans le but d'organiser la réception des probables fuyards. Mais voyant leur chef arriver au grand galop, les Anglais de l'avant-garde s'imaginèrent qu'il fuyait, et prirent la fuite à leur tour. La bataille était alors perdue pour les Anglais, puisque lorsque Wavrin, qui accompagnait Fastolf, se retourna vers Patay, Talbot était prisonnier, les archers anglais massacrés, et les Français s'occupaient à capturer les survivants. Wavrin du Forestel, qui était l'écuyer de Fastolf et qui l'accompagnait, écrivit plus tard que la bataille était de toute façon perdue : les Français "tuaient et prenaient qui ils voulaient". Furieux, parlant de se faire tuer sur place, Fastolf fut alors emmené par ses écuyers vers Janville.
Les Français, qui étaient à cheval, rattrapèrent les fuyards sans difficulté et poursuivirent la petite troupe de Fastolf jusqu'à Janville, 25 km plus loin. La ville ferma d'ailleurs ses portes devant les fuyards. Jeanne d'Arc arriva sur les lieux alors que les traînards de l'avant-garde, comme un homme d'armes roturier du nom de Jean Daneau, appartenant à la compagnie de Poton de Xaintrailles,(8) s'employaient à capturer des prisonniers importants, et à massacrer les autres. Daneau réussit à capturer Talbot, et fut anobli 20 ans plus tard. On ne sait pas ou les morts sont enterrés, probablement dans plusieurs fosses disséminés entre la bataille et Janville, et on ne sait pas si ces fosses existent toujours : elles étaient probablement assez grandes (à raison d'un corps tous les 50 cm, il faut supposer une longueur cumulée de près d'un de long km, donc peut-être une dizaine de fosses d'une centaine de mètres chacune), mais peu profondes : ce sont probablement les Français qui les ont creusées, peut-être les paysans voisins, et dans tous les cas ils ne devaient guère avoir envie de faire un travail soigné. Il est donc à craindre qu’au cours des siècles, les corps aient été broyés par les charrues, et il ne faut pas compter sur les détecteurs de métaux pour les retrouver : les corps ont été dénudés car les textes précisent que les Français sont rentrés à Orléans avec les dépouilles des morts.
Les conséquences du massacre opéré à Patay étaient inestimables pour les Français, qui
n'avaient pratiquement plus de troupes anglaises en face d'eux. Charles VII sauta sur l'occasion : dix jours plus tard, pressé par Jeanne qui arriva à Gien, il déclenchait une offensive de grande envergure en direction de Reims. A vrai dire, son armée, lancée sans ravitaillement et sans artillerie, était incapable de prendre la moindre ville, ni même de l'assiéger. On comptait manifestement sur l'effet moral de la victoire de Patay pour obliger les villes à se rendre et à ravitailler l'armée, mais tout faillit échouer devant Troyes. Les membres du conseil royal, dont la jeunesse avait facilité l’action de la jeune Jeanne d’Arc, avaient toutefois un inconvénient : ils se décourageaient vite. Il fallut l’intervention d’un « vieux » chancellier, Robert le Maçon, qui fit entrer Jeanne au conseil, pour que celle-ci puisse regonfler le moral quelque peu amoindri de l’entourage royal. En promettant qu’on aurait la ville dans trois jours, elle convainquit le roi de rester sur place, alors que la raison la plus élémentaire semblait montrer qu’on allait droit à la catastrophe. Les habitants de Troyes avaient dû faire le même calcul. On voyant l’armée française s’obstiner et même préparer un assaut, ils supposèrent que leurs adversaires avaient un atout caché, perdirent courage et se rendirent.
Enfin, non sans mal, l'armée parvint à Reims, où le roi fut sacré. Certes, il avait pris le titre
de roi dès la mort de son père, appliquant la formule "le roi est mort, vive le roi", mais le sacre, avec l'onction de l'huile tirée de la Sainte Ampoule, avait une toute autre importance que cette
déclaration assez théorique. Toutefois, il n'était pas question, pour Charles VII, d'une cérémonie
fastueuse : les "regalia" (couronne, sceptre) se trouvaient à Saint-Denis, et ils étaient donc aux
mains des Anglais. Néanmoins les conséquences politiques étaient importantes : même si l'armée royale allait échouer devant Paris à la fin de cette année 1429, faute de ravitaillement et parce que la ville était imprenable, le fait pour Charles VII d'être l'oint du seigneur changeait quelque chose : ses opposants n'étaient plus de simples compétiteurs, ils devenaient coupables de lèse-majesté divine et humaine. Après bien des négociations, le duc de Bourgogne se soumit à Charles VII en 1435. Jeanne d'Arc, elle, avait été brûlée vive par les Anglais le 30 mai 1431.
© Olivier Bouzy 2023
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1 DUPONT, Op. cit., t. I, p. 289.
2 LE VAVASSEUR (A.), Op. cit., p. 73.
3 CONTAMINE (P.), "Les armées françaises et anglaises à l'époque de Jeanne d'Arc", Revue des
Sociétés Savantes de Haute Normandie, nº 57 (1970), p. 16. Il faut ajouter aux 3000 hommes en
opérations autour d'Orléans les renforts occasionnels, dont celui de Richemont.
4 LECESTRE Léon, Le Jouvencel, par Jean du Bueil, Paris, 1889, t. II, p. 60-75.
5 MORAND (F.), Op. cit., t. II, p. 145.
6 BUCHON (J.A.), Op. cit., t. VIII, p. 303.
7 BUCHON (J.A.), Chroniques d'Enguerrand de Monstrelet, t. 5, Paris, 1826, p. 228.
8 Collection particulière, ms. mis en vente en mars 1989 chez Charavay.
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