Conférence donnée à Patay le 26 juin 2022
Michel Aubouin
Survivre à la guerre en Beauce
à l’époque de Jeanne d’Arc
La Beauce, c’est un paysage, mais ce sont aussi des femmes et des hommes, des familles qui y demeurent parfois depuis des centaines d’années. Ces Beaucerons anonymes sont les grands oubliés de l’histoire. Les chroniques les ignorent. Les archives les mentionnent rarement. Ils ont pourtant été les témoins ou les victimes, parfois les acteurs, d’évènements importants de notre histoire de France. Il en va ainsi de la bataille de Patay. On connait les chefs de guerre, les grands capitaines : Dunois, Xaintrailles, La Hire, Talbot... et, bien sûr, Jeanne d’Arc, mais on ignore les victimes collatérales, c’est-à-dire les habitants des régions traversées par les armées. Car si une bataille est un moment paroxystique de la guerre, elle s’inscrit dans un mouvement plus ample. Une armée, ce sont des milliers d’hommes qui passent et repassent dans le pays, qui se servent au détriment de ses habitants, qui menacent, volent, tuent, violent parfois, incendient des granges et des églises. Pour les villageois, la guerre est toujours un drame, ce que nous rappelle l’actualité de l’Ukraine.
La guerre de Cent Ans, vue de Patay, c’est surtout soixante dix années de troubles ininterrompus, de 1360 à 1432. 1360, c’est l’apparition en Beauce de l’armée anglaise d’Edouard III, marquée par la signature du traité de Brétigny. 1432, c’est la prise de Chartres par Florent d’Illiers qui met fin à la présence anglaise en Beauce. Si les principaux épisodes militaires de cette période sont bien connus, le plus grand nombre, il faut bien l’avouer, demeure ignoré.
Quand une armée chemine en terre étrangère, son premier souci est d’abord son ravitaillement. Et, en la matière, le pillage est un mode d’approvisionnement répandu. Et il s’étend à des dizaines de kilomètres du cantonnement de l’armée. En mars 1361, une nommée Jeanne Maupoint, de Toury, a été condamnée pour avoir accepté des Anglais qui occupaient le château de Terminiers « au moment de la paix », du vin, du fourrage et des brebis, fruits de leur pillage, qu’elle a envoyé vendre à Montlhéry. Terminiers, se trouve à cinquante kilomètres de Sours.
Quand l’armée a quitté le pays, il reste encore des bandes de déserteurs, ou de soldats en rupture de solde qui font régner la terreur. D’une certaine façon, cela ne cesse
jamais. Et la paix ne revient pas aussitôt. Elle est toujours précédée par une période de grande violence. En 1375, Pierre de Couteryère, un écuyer de Terminiers, est ainsi condamné pour avoir noyé sa femme dans un puits « pour sa mauvaise conduite pendant qu’il était à la guerre ». Les habitudes de la guerre ne se perdent pas facilement. C’est ce que les historiens appellent la brutalisation des hommes de guerre.
En Beauce, les combats se concentrent dans la zone qui sépare l’Orléanais et le Pays chartrain. La frontière, qui traverse la plaine, est impossible à deviner, hier comme aujourd’hui. Elle résulte d’une très ancienne division, qui nous ramène aux Gaulois de l’Empire romain et plus exactement au peuple des Carnutes. Après la conquête, Rome avait fait de leur territoire une civitas. Chartres était la capitale mais Orléans était la grande ville commerciale. En 275, la civitas est partagée en deux parts par une décision de l’empereur Dioclétien. Et Genabum devient Orléans sous Aurélien. Après la disparition de l’empire
romain, la division subsiste, à travers les diocèses. L’Orléanais devient même un royaume.
Le Pays chartrain, qui comprend le Blésois, devient un comté. A l’époque de la guerre de Cent Ans, le comté a été vendu au roi en 1286. L’Orléanais est un apanage et le duc d’Orléans a acheté en 1395 la vicomté de Châteaudun.
La frontière est marquée par les toponymes Bazoches (basilica) et Feins (fines). Terminiers tient son nom de Terminus. Les frontières sont toujours des zones de conflit, et Patay est situé au beau milieu. La paroisse appartient au diocèse de Chartres et à l’archidiaconé du Dunois, mais ses liens avec Orléans se sont renforcés. Un aveu de 1587 concernant Patay cite une croix, enfouie sous une haie, destinée à perpétuer la limite.
Pendant la guerre de Cent Ans, cette zone intermédiaire devient un grand champ de bataille quand le conflit éclate entre les partisans du duc d’Orléans et ceux du duc de Bourgogne. Ce conflit se renforce après l’assassinat du duc Louis, en 1407, quand ses partisans prennent le nom d’Armagnacs et que les Bourguignons s’allient aux Parisiens. Les Orléanais tiennent les villes de Vendôme, de Châteaudun, de Montargis. Janville est prise et reprise. Le Puiset aussi. Quand les Anglais débarquent en France, après 1420, ce grand champ de bataille prend une autre dimension. Les Anglais tiennent Chartres, Paris, Melun. Le duc d’Orléans est en prison, mais les Orléanais sont défendus par le Dauphin, Charles VII, qui s’est installé au sud de la Loire, à Bourges. On croit souvent que la frontière est sur la Loire, mais, de fait, elle court au milieu de la Beauce, comme pendant la guerre de 1870. Dans ces conditions, il vaut mieux éviter de s’y trouver !
La petite ville de Patay, dans cette géographie de la guerre est particulièrement vulnérable. Personne ne la protège. Il existe bien un fief seigneurial d’une famille de Patay, qui sera ensuite achetée par un Musset, originaire du Barrois. Mais cette famille ne semble pas en charge de la défense du bourg. Je trouve dans les archives de Châteaudun un acte de 1412, qui indique que le duc d’Orléans a acheté des biens à Charles de la Tour, dont l’usage de la forêt de Marchenoir, dont il a hérité de sa belle-mère, Catherine de Patay. Domrémy, le village de Jeanne d’Arc, connaissait d’ailleurs la même situation. Et les habitants ont dû se défendre seuls.
Beaucoup de gens du peuple portent d’ailleurs l’épée, même si, en théorie, l’arme n’est portée que par les nobles. Elle leur sera retirée après la guerre, sous Louis XI.
A Patay, lorsque l’ennemi s’approche, on ne peut fermer les portes de la ville, se réfugier sur une hauteur ou se cacher dans une forêt, même si la plaine a un avantage, elle permet de voir l’ennemi arriver de loin. Les villes fortifiées les plus proches sont Janville et Châteaudun. Et elles ne font pas toujours un refuge sûr. Janville est prise à plusieurs reprises. Les églises elles-mêmes ne sont pas toujours respectées.
Le seul endroit où l’on peut se cacher, où du moins cacher son blé, ses biens et ses enfants, se sont les caches souterraines, les fameux souterrains de Beauce. Ceux de Tanon (Tillay-le-Péneux) et de Soignolles, sur la même commune, appartiennent à cette catégorie.
Voici pour le contexte général, mais cela ne nous dit rien des habitants de Patay. La seule source que j’ai trouvée concerne une affaire judiciaire, et, plus exactement une lettre de rémission. Cette affaire date de janvier 1416 et se déroule à Patay, mais les protagonistes sont deux hommes de Terminiers. Ils se nomment Guillot Cointepas et Guillemin Cahoet. Ces noms sont encore portés dans la région. Ils reviennent à pied, de nuit, chacun de leur côté, d’une noce quand ils sont attaqués par des hommes de guerre, dont le chef se fait appeler Le Barbu. Cointepas se défend, est blessé. Cahoet se précipite à son secours, fait fuir les agresseurs, sauf le Barbu. Les épées sont sorties. Le Barbu est grièvement blessé à la tête et meurt à l’aube. Nos deux laboureurs sont interpellés par la justice du roi, pour crime. Ils demandent une rémission que le roi leur accorde.
Nous trouvons, aux Archives Nationales, de nombreuses lettres de rémission de ce type concernant la Beauce. Des villageois excédés par le pillage, les réquisitions, parfois le viol de leur épouse. Mais, en cette fin du Moyen Âge, comme aujourd’hui, il est interdit de tuer au prétexte d’avoir défendu ses biens ou de s’être défendu. La justice, même en période de guerre, continue de fonctionner.
Dans ces histoires, il arrive que tous les hommes du village soient solidaires. Une série d’affaires a été jugée en appel en 1376, concernant la paroisse d’Ouzouer-le-Marché. Jean Laillier, dit Colas, laboureur, tue un pillard qui volait des chevaux. Les hommes de guerre de sa compagnie arrivent dans le village pour le venger. Mais les villageois sont solidaires et deux des leurs sont tués. Une seconde expédition produit les mêmes effets. Au total, dix laboureurs ont été mis en cause, cités au cours de trois procédures judiciaires, traitées à Orléans.
Que font Le Barbu et sa bande à Patay ? Je l’ignore. Les hommes de guerre, qui sont des mercenaires, sont en permanence dans le pays et ils font régner la terreur. Tout a commencé neuf ans plus tôt, en novembre 1407, quand Louis, le duc d’Orléans a été assassiné à Paris. Ce meurtre est le prétexte d’une guerre sans merci que se livrent les partisans du duc d’Orléans, Charles, les Orléanais, que les sources appellent Armagnacs (En 1410, Charles d’Orléans a épousé Bonne d’Armagnac) et les Bourguignons, associés aux Parisiens.
Entre 1407 et 1429, les batailles et les sièges n’ont jamais cessé en Beauce, malgré la paix de Chartres signée en 1409 entre le roi, Charles d’Orléans, alors âgé de 15 ans, et le duc de Bourgogne. Le duc d’Orléans et celui de Berry réunissent à Chartres des milliers
d’hommes et s’emparent des places-fortes de la Beauce. Le roi leur demande de se disperser. La paix de Bicêtre est signée en novembre 1410. La peste amenée dans Chartres par la concentration des troupes fait de nombreuses victimes. En juillet 1411, les hostilités reprennent. En novembre, les troupes royales et bourguignonnes commandées par Boucicaut et Enguerrand de Bournonville s’emparent de Bonneval et guerroient à la frontière de l’Orléanais. Louis de Bourbon, comte de Vendôme, assure alors le commandement des troupes orléanaises.
En 1411, Jacques de Bourbon, comte de la Marche, frère du comte de Vendôme, veut s’emparer de Janville et du Puiset, mais les capitaines Barbazan et Raoul de Gaucourt interviennent et il est capturé. Il venait d’épouser la reine de Naples. Raoul de Gaucourt sera l’un des plus proches conseillers de Jeanne d’Arc. Il témoignera lors de son procès de réhabilitation en 1456. Il lui confiera son page : Louis de Coutes. On trouve d’ailleurs dans les Archives du notaire de Châteaudun à la date du 23 juin 1412, la cession à Jean de Coutes, moyennant 2000 livres, des personnes de Hue de Neuville et Pierre de la Haie, chevaliers, par Jean Beaufils et Guyon de Maraucosme, écuyers « butiniers du butin des prisonniers et autres biens et choses qui furent gagnées par les gens et compagnons de la compagnie de M. de Gaucourt et autres seigneurs et capitaines, à la déroute qu’ils firent au Puiset et à Janville sur le comte de La Marche et autres de sa compagnie ». Ce Jean de Coutes est le capitaine du château de Châteaudun, et il est le grand-père de Louis de Coutes, qui sera le page de Jeanne d’Arc.
Dans une série d’archives conservée à Châteaudun, dans les minutes des notaires, on fait des travaux de fortification à Châteaudun, on achète des canons et des armures. On échange des prisonniers. On paye des rançons. On découvre que des combats, que les chroniques ne citent pas, ont aussi eu lieu à La Bazoches-Gouet et à Sancheville. On règle aussi des comptes. En juin 1412, la justice du duc saisit de la métairie de Loupille, paroisse de Péronville, sur Jean d’Orval, écuyer, tenant le parti contraire du duc d’Orléans.
En 1412, Hélion de Jacqueville (voir Monstrelet), chef du parti bourguignon à Paris, accompagné des bouchers, met le siège devant Janville, qui est fortifiée. Il incendie la ville et conduit ses prisonniers à Paris, où ils sont pendus (Juvenal des Ursins). Une autre bataille se déroule au Puiset. Parmi les prisonniers se trouvent Hue d’Amboise, chambellan du duc d’Orléans, et son écuyer : Pierre de Villereau. Les deux hommes sont conduits à Chartres puis à Paris. Hélion de Jacqueville deviendra capitaine de Paris en 1413, l’année de la révolution cabochienne. Il sera tué en 1417 à Chartres par Hector de Saveuse, du même parti.
En 1415, se déroule la bataille d’Azincourt. Charles, le duc d’Orléans, est fait prisonnier. Jean, le Bâtard, devient le chef de famille. C’est au lendemain d’Azincourt que se produit le crime de Patay.
En 1417, Hélion de Jacqueville s’empare de Chartres, de Gallardon et d’Étampes. Orléans et les villes qui en dépendent tiennent évidemment pour le parti du duc d’Orléans. La tension s’accroît entre Chartres et Orléans.
En 1418, beaucoup d’habitants fuient leurs villages. On lit qu’en 1418, ont été reçus au château de Ranville (?) des habitants de Civry chassés de leur logis à cause des guerres.
En 1420, le traité de Troyes accorde à l’héritier du roi d’Angleterre la couronne de France. Le dauphin Charles se retire au sud de la Loire ; les Anglais se répandent dans les pays occupés par les Bourguignons. Suffolk est nommé lieutenant des Pays chartrain, Vendômois, Beauce et Gâtinais. La rivalité entre pays chartrain et bourguignon, devient une rivalité entre pays anglais et français. En 1421, le Dauphin lance une attaque sur Chartres. Il est poursuivi par Henri V qui incendie Bonneval au passage. Mais les Anglais butent sur Châteaudun, sur Meung, sur Beaugency. La ligne de front va se stabiliser.
En 1424, le Dauphin engage une nouvelle conquête, mais son armée échoue à Verneuil. Normalement Orléans et l’Orléanais, qui appartiennent à un prisonnier de guerre, ne peuvent être pris. Mais les Anglais veulent s’emparer de Bourges où se tient le dauphin. Salisbury prend Étampes et Pithiviers en 1426. L’année suivante, il lance depuis Dreux une grande opération destinée à prendre Orléans en tenaille : une expédition par l’ouest en passant par Vendôme, l’autre par l’est, en prenant Montargis. Mais à Montargis, une contre- offensive française l’oblige à reculer. Vendôme, tenue par Louis de Bourbon, résiste également.
Au début de l’année 1428, Bedford lance son offensive contre Orléans. En août 1428, Le Puiset est pris par Salisbury et les assiégés sont pendus. Janville tombe. Châteaudun, tenue par Florent d’Illiers résiste, mais les Anglais tiennent le secteur de Patay. En 1429, la défaire de Rouvray-Saint-Denis affaiblit le camp français. La contre-offensive française intervient avec Jeanne d’Arc. Et c’est la bataille décisive de Patay. Patay n’est pas qu’un lieu de bataille, c’est aussi une ville située dans un secteur névralgique. Les Anglais voulaient rejoindre Janville, où ils auraient reconstitué leurs forces, mais les habitants ont fermé leurs portes.
Dans cette longue litanie des batailles et des morts, le meurtre du Barbu peut sembler un fait-divers. Mais il faut le prendre plutôt comme un symptôme, le symptôme d’un pays ravagé par la violence où chacun doit se défendre. Avec ses moyens.
Surtout, la guerre est incompréhensible. La guerre de Cent Ans n’est pas une guerre nationale. Les querelles dynastiques échappent au plus grand nombre. Les guerres opposent des mercenaires. Les ennemis sont surtout difficiles à saisir, dans une guerre aux multiples facettes, où les amis du moment peuvent devenir des ennemis du lendemain, où l’on trouve, parmi les hommes d’armes, des Anglais, des Gallois, des Ecossais, des Bretons, des Gascons, des Espagnols, des Italiens. C’est Jeanne d’Arc qui donnera un sens à cette guerre en désignant l’ennemi et en donnant au Dauphin le moyen de restituer la France.
Les troubles vont durer longtemps, bien après la fin de la guerre. En 1471 sont poursuivis Guillaume Héliz (laboureur de chevaux), Jean et Guillaume Lejard, Macé Beaumont et Colin le Tabourdeur, laboureurs de bras à Patay, pour le meurtre de Jean Marcion, franc-archer, qui tyrannisait le pays. L’homme habite Patay. Il menace les habitants de les estropier, de les jeter dans un puits et de s’en prendre à leur fille. Alors qu’il
dîne chez Thibaud Michaud, le 9 décembre 1470, les hommes se réunissent et le tuent à coup de bâton, et l’achève de sa dague. Il avait jadis, en tant que sergent de l’échevin Lesueur, incendié des fermes.
La guerre est finie depuis longtemps, mais le retour à la paix civile exige un temps très long.