PATAY, LE DIMANCHE 22 JUIN 1913
DISCOURS PRONONCÉ PAR JACQUES SOYER
À LA CÉRÉMONIE D'INAUGURATION DE LA STATUE DE JEANNE D'ARC
MONSIEUR LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL,
MONSIEUR LE MAIRE,
MESDAMES,
MESSIEURS,
Ce n'est pas sans appréhension que je prends en ce moment la parole, car je ne dois point cacher que j'ai plus l'habitude de travailler dans le silence du cabinet que de discourir sur la place publique. Si, malgré mon insuffisance oratoire, j'ai accepté, sans trop me faire prier, la très aimable invitation de M. le Maire de Patay, c'est que j'ai pensé que le conservateur des archives de l'Orléanais avait le devoir de prêter son modeste concours à cette cérémonie à la fois historique et patriotique.
C'était, d'ailleurs, pour moi, un réel plaisir de relire, à cette occasion, les oeuvres de mes "anciens" de l'École des Chartes, Jules Quicherat, Vallet de Viriville, Francis Guessard, Siméon Luce, Léopold Delisle, Germain Lefèvre-Pontalis, qui ont préparé les matériaux qui servent à édifier l'histoire critique de la Pucelle d'Orléans. Sans ces érudits travaux, connus et appréciés d'un public assez restreint, nous n'aurions pu avoir sur Jeanne d'Arc ni les pages sublimes et toujours si vrai de Michelet, ni les belles études de Wallon, de Marius Sepet, d'Anatole France et de Gabriel Hanotaux.
Vous n'attendez pas de moi que je vous fasse ici la biographie mille et mille fois répétée de la vierge lorraine. Je me bornerai, comme, du reste, je l'ai promis à M. le Maire, à vous retracer, avec autant de précision que le permettent les documents contemporains, la célèbre bataille qui se livra à vos portes le samedi 18 juin 1429, et dont la commémoration nous réunit aujourd'hui.
Depuis la levée du siège d'Orléans, le 8 mai 1429, l'armée française n'avait remporté que de brillants succès. Elle était alors composée de 7 à 8,000 hommes. On y voyait côte à côte des Orléanais, des Chartrains, des Dunois, des Blésois, des Vendômois, des Berrichons, des Tourangeaux, des Manceaux, des Poitevins, des Bretons, des Gascons, des Ecossais, surtout, en grand nombre, attirés par la haine du nom anglais, et même des Espagnols, des Lombards et des Allemands. On peut dire qu'on y parlait presque toutes les langues et tous les dialectes de l'Europe occidentale.
De ces éléments si disparates, le jeune duc d'Alençon, lieutenant général de Charles VII, secondé par des capitaines aussi braves et aussi expérimentés que le bâtard d'Orléans et Raoul de Gaucourt, avait fini par obtenir, non sans efforts, une cohésion et une discipline admirables. Quant à ce chef improvisé, que l'on appelait couramment "la Pucelle", il avait su rendre, depuis plus d'un mois, la confiance à tous ceux qui l'approchaient. Jeanne enthousiasmait son entourage et lui communiquait sa foi profonde dans la victoire. Un gentilhomme de l'armée royale, Guy de Laval, dans une lettre charmante écrite à sa mère le 8 juin, ne déclare-t-il pas que c'est « chose toute divine » d'entendre et de voir cette Pucelle, « armée tout en blanc», montée sur un grand et fringant cheval noir, une petite hache à la main ; tandis que son étendard est porté près d'elle par un gracieux page de quinze ans, Louis de Coûtes, surnommé Minguet, issu d'une famille chartraine ?
Jargeau avait été pris d'assaut le 12 juin ; le pont de Meung-sur-Loire avait été emporté le 15 ; Beaugency, assiégé le 17, ouvrait le lendemain matin, à la première heure, ses portes au duc d'Alençon et à Jeanne d'Arc. Pendant ce temps, l'armée anglaise tenait la campagne sous la direction du fameux John Talbot. Ses troupes, composées en grande partie des débris de celles qui avaient investi Orléans, étaient très démoralisées. Avec des renforts envoyés de Paris et d'Etampes parle duc de Bedford, régent du roi d'Angleterre, et commandés par John Falstaff, le vainqueur de Houvray-Saint-Denis à la "journée des Harengs" cette armée, dont l'effectif était moindre que celui de l'armée française (5,000 hommes environ), avait projeté de se porter au secours de Jargeau; mais, arrivée trop tard, elle s'était en hâte rejetée sur la Beauce, puis s'était rapprochée de la Loire et se préparait à attaquer le pont de Meung, occupé par les Français, pour tâcher d'atteindre Beaugency par la rive gauche, lorsque Talbot apprit que la garnison de cette dernière ville avait capitulé.
C'est le samedi 18 juin, sur les huit heures du matin, que les Anglais reçurent cette mauvaise nouvelle : Ne se sentant plus en sûreté sur les bords de la Loire, ils évacuèrent Meung et s'empressèrent de battre en retraite vers le nord, dans la direction de Patay, afin de gagner, à l'abri des châteaux de Montpipeau et de Saint-Sigismond, occupés par leurs soldats, la voie antique de Blois à Paris (1), grâce à laquelle ils parviendraient facile (1) Cette voie romaine, très fréquentée au moyen-âge, est encore mentionnée sur les cartes et plans du commencement du XIXe siècle : à Janville, importante place forte encore en leur pouvoir dans le duché d'Orléans. Les troupes étaient ainsi disposées : l'avant-garde, puis l'artillerie, les convois de vivres et les marchands réquisitionnés ; ensuite la "bataille", c'est-à-dire le corps principal, conduite par Talbot, Falstaff, Thomas Rampston, Thomas de Scales ; enfin, l'arrière-garde, composée uniquement de gens d'armes d'origine purement anglaise. Elles marchaient en parfaite ordonnance et se trouvaient aux confins du diocèse [et du duché d'Orléans, sur le territoire de la paroisse de Coinces, à peu de distance de Patay, paroisse et "gros village " du diocèse de Chartres et du comté de Dunois, dont on apercevait l'église fortifiée, dépendant de l'abbaye de Bonneval (1), lorsque les coureurs de l'arrière-garde signalèrent des cavaliers éclairant un gros de troupes : c'était l'armée française.
Voici ce qui était arrivé : Aussitôt après la reddition de Beaugency, le duc d'Alençon avait été averti des mouvements de l'armée ennemie. Fallait-il aller à sa poursuite? Le lieutenant général
hésitait ; car, si les Anglais n'étaient plus à craindre dans la guerre de siège, ils étaient encore redoutés en rase campagne. On n'avait pas oublié la funeste rencontre du 12 février. Elle porte le nom de "Grand chemin de Blois à Paris", "Grand chemin de Blois", "Chemin des Cochons". On la retrouve partiellement dans le Loir-et-Cher, le Loiret et l'Eure-et-Loir. Cravant, Baccon, Saint Péravy étaient traversés par cette voie, qui passait ensuite à peu près à égale distance de Patay et de Coinces, sur le territoire de cette dernière paroisse, pour se diriger sur Allaines, un peu à l'ouest de Janville. Actuellement cette route sert de limite, dans notre département, aux communes de Coinces et de Rouvray-Sainte-Croix, aux communes de Rouvray et de Sougy et aussi aux communes de Saint-Sigismond et de Gémigny. (1) "Une église forte, nommée Patay en Beausse " (Jean Chartier, dans J. Quicherat, Procès de Jeanne d'Arc, t. IV, Paris, 1847, p. 68).
"Vinrent, par un jour de samedi, près d'un gros village nommé Patay" (Enguerran de Monstrelet, chroniqueur du parti bourguignon, dans J. Quicherat, op. cit., t. IV, p. 372). à Rouvray-Saint-Denis. Mais la Pucelle, consultée, opina pour la poursuite rapide et immédiate: "En nom Dieu !" écriât- elle, "il les fault combattre ; s'ils estoient pendus aux nues, nous les arons !" Les cavaliers que les coureurs anglais venaient de signaler n'étaient autres que soixante à quatre-vingts éclaireurs détachés de l'avant-garde, forte de 14 à 1,500 combattants et dirigés par le valeureux capitaine gascon Etienne de Vignolles, dit La Hire. On y remarquait son frère Amador, son compatriote Poton de Xaintrailles, Jacques de Dinan, seigneur de Beaumanoir; Ambroise de Loré, chevalier manceau; Jamet du Tillay, écuyer ; Thibaud d'Armagnac, seigneur de Termes ; Jean de Brosses, sire de Sainte-Sevère et de Boussac, maréchal de France; le connétable Arthur de Richemont, qui, bien qu'en complète disgrâce auprès du roi, avait tenu, avec un corps de Bretons, à rejoindre l'armée à la prise de Beaugency. Tous montaient les meilleurs et les plus agiles coursiers. Le corps de bataille, qui suivait d'assez près, était conduit par le duc d'Alençon, le comte de Vendôme, la Pucelle, fort irritée de n'avoir pas eu la direction de l'avant-garde, Jean, bâtard d'Orléans, le maréchal de Retz, le maréchal de La Fayette, Louis de Culan, amiral de France; le sire de Gaucourt, le sire d'Albret. Quand Talbot apprit qu'il était poursuivi, il résolut de ne pas refuser le combat. Falstaff lui avait, cependant, remontré naguère qu'il était imprudent et dangereux d'attendre les Français, excités par leurs récents succès sur la Loire, et de risquer avec une armée découragée, fatiguée et battant en retraite, les dernières forces que l'Angleterre conservait dans l'Orléanais. Les Anglais, après avoir franchi le bas-fond formé par le lit desséché de la Retrêve, abandonnèrent la route de Paris et se portèrent un peu au nord, sur le territoire de la paroisse de Patay, à l'orée d'un bois (1), celui de Lignerolles, à n'en point (1) "Lesquels Anglois se démarchèrent pour prendre place en l'orée d'un bois, près d'un village» (Jean Chartier, op. cit., t. IV, p.68). doutez, bien qu'il ne soit pas explicitement mentionné dans les textes, afin de se retrancher solidement en un endroit qui est encore désigné au cadastre sous le nom de : "Grand réage du Camp" (1). Pour y accéder, il fallait prendre le vieux chemin d'Orléans à Patay, resserré entre des haies et des buissons (2).
C'est là que Talbot mit pied à terre et décida de tenir avec 500 archers d'élite jusqu'à ce que son arrière-garde eût rejoint le corps de bataille. C'était l'après-midi, à 2 heures environ; la température était accablante. L'avant-garde française, qui par Baccon avait gagné la route de Blois à Paris, en laissant un peu à gauche le bourg de Saint-Sigismond, venait de traverser celui de Saint-Péravy -la-Colombe sans apercevoir l'ennemi dans cette "belle Beauce", que les chroniqueurs français et ariglo-bourguignons célèbrent à l'envi (3), quand un cerf sortit d'un taillis voisin et alla tomber au milieu du corps de bataille des Anglais. Ceux-ci, oubliant un instant qu'à la guerre on doit observer un silence absolu, poussèrent des cris de surprise à la vue de ce gibier inattendu. Ces clameurs firent découvrir l'ennemi. Tout aussitôt l'avant garde française, qui, certes, ne le croyait pas si proche, éperonna ses chevaux, arriva au grand galop sur les archers de Talbot qu'elle culbuta sans qu'ils eussent eu le temps de prendre leurs positions et de planter en terre les pieux aiguisés, qu'ils portaient toujours avec eux dans leurs marches, et derrière lesquels ils avaient coutume, au moment de l'action, d'attendre les charges de la cavalerie. Les retranchements, dont l'installation commençait à peine, furent anéantis. L'avant-garde anglaise, apercevant Falstaff qui accourait vers elle pour l'amener au fort de la mêlée, s'imagina que tout était perdu et s'enfuit prise de panique. Le gros de l'armée française, immédiatement averti, avait prestement rejoint son avant-garde. Les Anglais, déjà dispersés, furent massacrés sans grande résistance : 2,500 à 3,000 d'entre eux furent tués non seulement par les hommes d'armes, mais par les gens du pays ; 400 à 500 furent faits prisonniers, parmi lesquels les plus grands et les plus vaillants seigneurs d'Angleterre : Scales, Rampston, Gautier de Hungerford. Talbot, lui-même, dont l'attitude, il est juste de le reconnaître, fut celle d'un héros, finit par tomber aux mains des archers gascons de Poton de Xaintrailles.
De notre côté, les pertes furent insignifiantes : au plus, 20 tués tant Français qu'Écossais (1). Plusieurs gentilshommes, dont un Beauceron, Gilles de Saint-Sigismond, furent, en récompense de leur bravoure, faits chevaliers sur le champ de bataille. La poursuite des fuyards se continua jusque sous les murs de Janville, qui, en apprenant la "déconfiture" anglaise,
refusa d'ouvrir ses portes. L'écuyer, commandant la forteresse (1) "Ubi occisi sunt de Anglis tria millia, et de Francis et Scotis viginti personse ", dit le chroniqueur écossais Walter Bower (dans
J. Quicherat, op. cit., t. IV, p. 478). au nom du duc de Bedford, se vit contraint de se rendre aux Français, le soir même. Au su de cette affreuse déroute, les garnisons Anglo-bourguignonnes de Montpipeau et de Saint-Sigismond s'enfuirent terrorisées, après avoir incendié les châteaux qu'elles occupaient. Quant à Falstaff, plus heureux que Talbot, il réussit à s'échapper avec 700 ou 800 cavaliers et, vers minuit, arriva à Etampes, la rage au cœur. Le duc d'Alençon, le comte de Vendôme, la Pucelle, Arthur de Richemont et leurs troupes couchèrent sur le champ de bataille, "car bien estoient las et avoient eu grant chaud", dit le choniqueur Gruel, attaché à la personne du connétable. Le lendemain dimanche, après avoir diné à Patay (1), ils entrèrent triomphalement à Orléans, suivis d'un riche butin et de leurs prisonniers, qui, pour la plupart, recouvrèrent la liberté moyennant fortes rançons.
Cette bataille, de minime importance au point, de vue militaire, eut un effet moral véritablement prodigieux : Tous les Français, dès lors, crurent à l'intervention miraculeuse de la Pucelle, comme tous les Anglais furent assurés de sa mission diabolique. Le prestige de l'armée ennemie s'évanouit tout à coup : Ces Anglais, qui, grâce à l'habile emploi des armes de trait, à la solidité de leur infanterie, à l'excellence de leur tactique, avaient acquis dans les combats en plaines une réputation méritée et consacrée par les défaites sanglantes qu'ils nous avaient infligées à Crécy, à Poitiers et à Azincourt, ces Anglais, dis-je, avaient été taillés en pièces par une simple avant-garde !
La victoire du 18 juin 1429 terminait cette magnifique campagne de la Loire, menée avec une foudroyante rapidité : Elle était l'heureux présage de la libération prochaine du territoire. Il faut féliciter hautement,
Mesdames et Messieurs, la Ville de Patay d'avoir enfin, à l'exemple d'Orléans, de Jargeau, de Beaugency, de Janville, érigé ce monument à l'héroïne de dix- (1) Au XVe siècle on dînait sur les dix heures du matin. huit ans, en qui s'incarna, au XVe siècle, l'idée encore si obscure et si confuse pour le grand nombre de la Patrie française.
Cette statue ne perpétuera pas seulement le souvenir de la victoire remportée sur les Anglais ; elle nous rappellera aussi qu'aux époques les plus troublées de notre histoire, aux temps où l'existence du Pays a été en jeu, c'est toujours dans cette Beauce plantureuse que s'est fait l'effort suprême. Il n'y a pas, en effet, dans toute cette région, une ville, un village, un hameau, un château même, dont le nom ne soit écrit dans nos Annales aux jours glorieux du printemps de 1429, comme aux jours de deuil de l'automne et de l'hiver de 1870.
Jacques SOYER.
Sources citées.
(1) Plan cadastral de Patay. Faisant suite au "Grand réage du Camp ", on trouve indiqué "Le Camp» sur le plan cadastral de Rouvray-Sainte-Croix, commune limitrophe de Patay.
(2) C'est un chroniqueur du parti bourguignon, témoin oculaire, Jean de Wavrin du Forestel, chevalier de l'escorte de Falstaff, qui nous indique très précisément où eut lieu le premier engagement : "Si fut ordonné par nos capitaines que ceux d'avant-garde, les marchands, vitailles et artillerie yroient devant prendre place tout au long des haies qui estoient auprès de Pathay. Laquelle chose fut ainsi faite. Et prinst le dit Thalbot place auz Hayes de Pathay, avec l'avant-garde qui là les atendoit » (dans J. Quicherat, op. cil., t. IV, p. 421-422). On appelait "les Hayes de Pathay", ou simplement "La Haye", la partie du vieux chemin de Patay à Orléans, sise entre le faubourg de Blavetin et Lignerolles. L'abbé Bordas, né à Châteaudun, historien du Dunois, mort en 1772, nous apprend que "la Croix-Cassée, qui est dans la Haye, au-delà du fauxbourg dit Blavetin et à gauche en allant à Lignerolles", était la borne entre l'Orléanais et le Dunois (Histoire du Dunois, publiée par la Société Dunoise, t. II, Châteaudun, 1884, p. 153-154).
(3) "Par ceste belle Beauce", dit Guillaume Gruel (dans J. Quicherat, op. cil., t. IV, p. 319). "Parmy celle Beausse qui est ample et large ", dit Jean de Wavrin (dans J. Quicherat, op. cit., t. IV, p. 416.